samedi 26 mai 2012

Éloge de la casserole


Nicolas Bourdon



La casserole est éminemment chaleureuse; elle est indissolublement liée à la famille et au foyer. Lorsqu’on y songe, on imagine une grosse cuisinière  affairée à ses fourneaux et préparant un repas pour une large tablée et, par sa rondeur, elle rappelle les courbes maternelles de la femme enceinte. La casserole est cousine de la poêle et sœur du chaudron, et tous trois sont enfants du graal, ce récipient cylindrique légendaire qu’on retrouve dans l’épique Perceval de Chrétien de Troyes. Le graal est lui-même le digne descendant de la corne d’abondance des Grecs qui trouve son origine dans la corne de la noble chèvre Amalthée qui a nourri Zeus lorsque le roi des dieux n’était encore qu’un poupon. Elle est aussi l’un des attributs de la déesse Gaia, la mère de tous les dieux. On le constate : non seulement la casserole provient d’une digne lignée, mais elle est profondément ancrée dans la maternité et la fécondité.

On la retrouve bien sûr chez Rabelais, grand humaniste, grand mangeur, grand buveur et, surtout, en ce qui nous concerne, esprit animé par la recherche de la paix comme en fait foi le célèbre épisode de la guerre Picrocholine dans lequel ce grand maître du rire contraste l’attitude modérée et sage de Grandgousier au tempérament belliqueux de Picrochole. Dans le Quart Livre, toute la famille de la casserole est présente lorsque Bringuenarilles qui, faute de moulins à vent à se mettre sous la dent, a dévoré tous les « poêles, poêlons, chaudrons, coquasses, lèchefrites et marmites » de l’île de Tohu Bohu. L’estomac fragile du géant, plus habitué aux moulins à vent qu’à une batterie de cuisine, est incapable de digérer les casseroles et Bringuenarilles agonise.   Plusieurs commentateurs ont voulu voir dans le personnage de Bringuenarilles une allusion à l’empereur Charles Quint qui avait envahi la France en 1544 et 1552. Loin de moi l’idée de rapprocher la mort de deux hommes puissants, la mort de Bringuenarilles à celle toute symbolique de Jean Charest, dont on sent la fin du règne, mais l’envie de dire que notre premier ministre souffre présentement d’une indigestion de casseroles est tout de même tentante.

D’ailleurs, l’expression « passer à la casserole », qui signifie « subir une épreuve difficile » peu connue au Québec, va peut-être gagner en popularité grâce au mouvement étudiant : « Charest a passé à la casserole » serait, ma foi, une assez bonne formule. Et que dites-vous de ce slogan : « En 1815, Napoléon a rencontré son Waterloo; en 2012, Charest a connu sa casserole. » Un peu trop guerrier ?

Peut-être, car la casserole est fille de la paix. On la rencontre bien entendu dans les recettes du grand gastronome Brillat-Savarin qui fit paraître sa Physiologie du goût en 1825. Député à l’Assemblée constituante, il connut la Révolution française et manifesta sa modération lorsqu’il s’opposa à l’introduction de la Terreur dans la ville de Belley dont il était maire. Dans le conflit actuel, on a vu plusieurs choses surprenantes, certaines heureuses, d’autres moins; je suggère donc une solution pour calmer les tensions entre ceux des manifestants et des policiers qui usent et abusent de la violence : le partage d’un festin. Pour oublier grandes blessures, quoi de mieux qu’un plat de pâtes cuisinées dans une immense casserole ? Peut-être, entre autres choses, les convives réaliseraient-ils qu’ils ne sont que les marionnettes d’une mauvaise pièce de théâtre orchestrée par un gouvernement qui a choisi d’exacerber des tensions déjà vives ? Dans tous les cas, Brillat-Savarin aurait sans doute insisté pour que le repas comporte plusieurs services afin que les convives prennent le temps de se parler. Dans sa Physiologie, on retrouve d’ailleurs la remarque suivante : « Au premier service […] chacun mange évidemment sans parler, sans faire attention à ce qui peut être dit ; et, quel que soit le rang qu'on occupe dans la société, on oublie tout pour n'être qu'un ouvrier de la grande manufacture. Mais quand le besoin commence à être satisfait, la réflexion naît, la conversation s'engage, un autre ordre de choses commence ; et celui qui, jusque là, n'était que consommateur, devient convive. » Et que dites-vous de cette célèbre remarque : « Les animaux se repaissent ; l’homme mange. L’homme d’esprit seul sait manger. » ? Brillat-Savarin a réussi à conférer une spiritualité à l’activité de se nourrir, activité pourtant éminemment ancrée dans l’animalité ; saurons-nous à notre tour sortir de l’impasse actuelle sans user de la violence, qui est un manque de vocabulaire selon l’un de nos plus célèbres bardes ?

Pour canaliser cette violence, la casserole agit comme un heureux exutoire. Elle a le dos large, elle peut se sacrifier pour une bonne cause et elle ne craint pas de recevoir des coups et d’être cabossée. Grâce à elle, la colère demeure dans les limites des mots et du symbolique : « Charest tu es la casserole, nous sommes la cuillère », disait l’un des slogans observés hier soir dans l’un de ces grands tintamarres qui électrisent présentement Montréal. La casserole est le triomphe de la manifestation contre le renoncement et du rire contre la peur que le gouvernement a voulu imposer avec sa loi spéciale ; la casserole est sans doute, à ce jour, le plus brillant porte-parole du peuple qui veut être entendu sans tomber dans les excès.

mercredi 23 mai 2012

Lois spéciales au Québec: un survol

Félix-Olivier Riendeau

Dans le contexte de l'adoption de loi spéciale (78) par l'Assemblée nationale il y a quelques jours, je vous propose un survol de quelques lois spéciales ou de lois d'exception qui ont été adoptées depuis une cinquantaine d'années au Québec. Je vous invite à laisser des commentaires pour ajouter des exemples à cette liste, forcément incomplète, car il y en a beaucoup plus qu'on pourrait le croire! En fait, seulement depuis 1986, vingt-huit lois spéciales ont été adoptées par l'Assemblée nationale.

Loi de l'émeute de 1949: En 1949, 2000 mineurs d'Asbestos entament une grève qui durera plusieurs mois. Les mineurs revendiquent de meilleures conditions de travail et une augmentation de salaire. Le premier ministre Duplessis refuse la médiation dans ce conflit et a recours aux briseurs de grève. Duplessis utilise aussi la loi d'émeute qui permet de déclarer illégal tout rassemblement de plus de deux personnes! Cette loi sera en effet pour environ 60 heures et mènera à 200 arrestations.

Rappelons que sous Duplessis, il y a eu d'autres lois suspendant des droits démocratiques, notamment la fameuse loi du cadenas (1937), qui fut déclarée inconstitutionnelle par la Cour suprême en 1957.

Loi des mesures de guerre 1970:  En pleine crise d'octobre et suite à l'enlèvement par le FLQ de l'attaché commercial de Grande-Bretagne, James Richard Cross, et du ministre québécois Pierre Laporte, Ottawa applique la Loi des mesures de guerre sur les territoire québécois. 8000 soldats sont déployés à Montréal et les forces de l'ordre se voient confier des pouvoirs extraordinaires, notamment celui de procéder à des perquisitions ou des arrestations, sans mandat. Environ 500 personnes sont arrêtées et emprisonnées (en moyenne 1 mois) et 4 600 perquisitions avec saisies sont effectuées.

Loi spéciale (loi 19) de mai 1972:  En 1972, 200 000 employés de l'État entament la grève, face au gouvernement de Robert Bourassa. Les grandes centrales syndicales (CSN, CEQ, FTQ) font un front commun et réclament entre autres une augmentation du salaire minimum et la sécurité d'emploi. Le 21 avril, on suspend le droit de grève dans le secteur public et on impose les conditions de travail. On force le retour au travail des employés de l'État et les trois chefs syndicaux (Marcel Pépin, Yvon Charbonneau, Louis Laberge) sont emprisonnés pour avoir recommandé de désobéir à des injonctions.

Loi spéciale pour forcer le retour au travail des infirmières, en 1976: Après cinq semaines de grève, des milliers d'infirmières sont forcées de retourner au travail. En cas de désobéissance, elles risquaient de perdre 10% de leur rétroactivité salariale et des amendes de 50 à 250$ par journée de grève.

Lois (loi 70, loi 105, loi 111) fixant les conditions de travail des employés de l'État, en 1982-1983: Ce sont ces lois qui ont valu à René Lévesque le surnom de boucher de New-Carlisle, à la fin de sa carrière. Le gouvernement péquiste de René Lévesque  réduisit alors de 20% les salaires dans la fonction publique et lui imposa des conventions collectives. Suite aux grèves qui sont déclarées illégales, les sanctions en cas de refus d'obéir sont sévères. La loi 111 est d'ailleurs déclarée inconstitutionnelle en 1994, par la Cour suprême.

Loi spéciale pour le retour au travail des infirmières, en 1999: Le premier ministre Lucien Bouchard et la ministre de l'Éducation, Pauline Marois font adopter une loi spéciale (loi 72) qui force le retour des infirmières (encore!) en grève. Les amendes que les infirmières pouvaient recevoir étaient très salées et elles ont couté pas moins de 13 millions$ au syndicat des infirmières.

Loi 43, en 2005 (projet de loi 142): Le gouvernement de Jean Charest fixe les conditions de travail des employés de la fonction publique et suspend leur droit de grève. Comme toujours, des amendes sévères sont prévues en cas de non-respect. Le Bureau internationale du travail (BIT), un organisme de l'ONU, a vivement condamné cette loi et la Commission des relations de travail a adressé un blâme au gouvernement dans ce dossier.

Loi spéciale pour le retour au travail des procureurs de la couronne, en 2011: Le 21 février, le gouvernement de Jean Charest dépose une loi spéciale qui force le retour au travail de 1500 procureurs de la couronne, en grève depuis deux semaines. L'Association des juristes de l'État (AJE) a entamé des procédures judiciaires pour faire annuler cette loi.

Loi 78, en 2012: Le but officiel de la loi (cliquez ici pour consulter la version amendée) est de permettre aux étudiants de recevoir leurs cours dans les établissements d'enseignement supérieur. Dans les faits, il s'agit d'une sorte de méga-injonction visant à forcer la reprise des cours dans les cégeps et universités, malgré les nombreux votes de grève pris par plusieurs associations étudiantes.

La loi va aussi plus loin, puisqu'elle encadre - de façon exagérée pour plusieurs - le droit de manifester, en obligeant notamment les groupes de plus de 50 personnes à fournir aux policiers leur itinéraire de marche huit heures à l'avance. On s'attaque aussi de manière frontale au droit d'association des étudiants en permettant par exemple (article 18) - si une seule journée de cour est perturbée - aux directions d'établissement de cesser de verser aux associations les cotisations prélevées aux étudiants.

Il apparaît assez clair, de l'avis de nombreux juristes et de spécialistes des droits de la personne, que cette loi brime de manière outrancière les droits démocratiques non seulement des étudiants, mais de tous les citoyens québécois.

Des procédures ont déjà été entamées afin de contester cette loi devant les tribunaux. Celles-ci seront longues, et la loi 78 sera parvenue à échéance (juillet 2013) à ce moment. Il est probable - souhaitons-le - qu'elle soit déclarée inconstitutionnelle par les tribunaux dans les prochaines années.

À moins que le gouvernement lui-même demande aux tribunaux de se prononcer rapidement sur cette loi, à travers la procédure de renvoi, comme la suggéré hier le ministre de la Sécurité publique Robert Dutil.

À suivre....


lundi 21 mai 2012

Un professeur indigné


Nicolas Bourdon

Monsieur Charest, lorsqu’on lit votre projet de loi, on est surpris, on écarquille les yeux, on se dit qu’on rêve et puis, ensuite, quand on analyse votre attitude depuis le début du conflit, on se dit : « Hé bien, oui, ça devait arriver. » Vous n’avez jamais accordé une grande importance aux étudiants. Pendant la crise, vous avez préféré voyager au Brésil et joué avec votre joujou préféré, votre obsession personnelle : le plan Nord. Le mouvement étudiant ? Hé bien, il s’essoufflera de lui-même sinon, c’est tout simple, les tribunaux s’en occuperont. Dès la mi-avril, Line Beauchamp, ex-ministre de l’Éducation, a encouragé le recours aux injonctions pour contrer les votes de grève qui avaient été pris dans les cégeps et les universités. S’il faut absolument se souvenir d’une chose, une seule chose, de cette crise : c’est l’infime nombre d’heures que votre gouvernement a consacrées à la négociation; on ne peut pas laisser pourrir une chose et ensuite s’étonner qu’elle pourrisse. Et maintenant, pour couronner le tout, cette loi spéciale inique… Une loi spéciale improvisée et adoptée sous bâillon, une procédure qui limite grandement les débats à l’Assemblée nationale. Une loi qui jette de l’huile sur le feu, alors que nous souhaitons tous ardemment que le conflit se règle sans violence. 

Ma journée d’hier a été passée à écouter les débats à l’Assemblée nationale. Au début, le nombre de manifestants maximum était de 10, ensuite il est passé à 25, puis à 50. À un moment, je me suis dit : « Hé bien, encore un petit effort; dans quelques heures, nous en serons à cent ! Ça serait déjà ça de pris. » Quand même ! Quelle improvisation ! Aujourd’hui, je lis et je relis ce fameux article 16, celui qui interdit toute manifestation spontanée. Si les policiers l’appliquent à toutes les manifestations, ils devront arrêter les fans du Canadien lorsqu’ils célèbrent une victoire de leur équipe chérie et, advenant une victoire de votre parti aux prochaines élections, vos partisans qui voudraient manifester spontanément leur joie n’en auraient pas le droit. À  moins qu’ils ne soient que 49… À moins que les policiers n’appliquent la loi que pour les étudiants. On assisterait alors à une discrimination immonde.

Même vos alliés, des gens qui ont pourtant pris position pour la hausse, vous désavouent. Laurent Proulx, porte-parole des carrés verts, a lancé un salutaire appel au dialogue jeudi dernier, avant que la loi ne soit adoptée et le président de la chambre de commerce de Gatineau a envoyé une lettre au service de police dans laquelle il tourne en dérision l’absurdité de vos mesures. Je crois que même vos partisans ont compris que le débat dépassait maintenant l’enjeu des frais de scolarité; ils voient bien que des libertés individuelles sont maintenant en danger. 

Une loi qui exacerbe les tensions

Loi permettant aux étudiants de recevoir l’enseignement dispensé par les établissements de niveau postsecondaire qu’ils fréquentent, c’est ainsi que vous osez intituler votre projet de loi 78. Il faudrait plutôt l’intituler ainsi : Loi obligeant les étudiants à étudier et les professeurs à enseigner sous la menace de la matraque    

Depuis le début, vous avez eu comme position de ne jamais donner aucune légitimité à la grève étudiante. Vous préférez parler de boycott, le mot est habilement choisi : il s’intègre parfaitement à votre logique individualiste. Vous considérez le gréviste comme un individu atomisé qui décide de boycotter son éducation, ravalée au rang de vulgaire marchandise; vous niez le caractère collectif du mouvement étudiant. Sachez que, dans le courriel qu’elle nous envoie à tous les matins pour nous avertir de la levée des cours, la direction du collège où j’enseigne, le Collège de Bois-de-Boulogne, parle de grève, et qu’elle reconnaît une légitimité à ce mouvement puisqu’elle a décide de lever les cours si elle constate une ligne de piquetage devant l’institution. À l’heure actuelle, cette mesure est toujours en place, sauf pour les quelques étudiants demandeurs d’injonction. Nos étudiants votent à chaque semaine et, à chaque semaine, une majorité claire (environ 60% des étudiants présents à l’assemblée) votent pour la reconduction de la grève. Votre projet de loi empêche carrément les étudiants de faire la grève; à leur prochaine assemblée, vous ne leur laissez qu’un choix : revenir en classe maintenant ou revenir en classe en août. Vous ne leur permettez plus de se poser de questions sur les droits de scolarité et sur l’accessibilité aux études; vous tentez de déterminer l’agenda de leurs assemblées générales.

Vous faites pire encore. Vous laissez un pouvoir discrétionnaire abusif aux policiers pour qu’ils puissent sanctionner les manifestants et les organisateurs de manifestations et, lors de manifestations, vous demandez aux associations étudiantes, et ce, même si elles ne sont pas les organisatrices principales d’une manifestation, de surveiller leurs membres pour qu’ils ne dévient pas d’un iota par rapport aux règles absurdes que vous leur avez imposées. Vous demandez aussi aux étudiants de dénoncer ceux de leurs confrères qui ne respectent pas la loi et qui établissent des lignes de piquetage devant les établissements scolaires.   Vous nous imposez, à nous aussi professeurs, non seulement de ne plus reconnaître les votes de grève des assemblées étudiantes, mais encore de dénoncer ceux de nos étudiants qui refuseraient de soumettre à votre projet de loi. Monsieur Charest, n’avez-vous pas honte de dresser les étudiants contre les étudiants et les professeurs contre les étudiants ? N’avez-vous pas honte d’exacerber les tensions ? Comment voulez-vous que l’on enseigne dans ce climat pourri ?

Monsieur Charest, vous êtes responsable de la dégradation de nos institutions démocratiques. Vous avez sali deux institutions assurant l’exercice de la justice dans notre société : la police et les tribunaux. Aux yeux des étudiants, elles ne sont malheureusement plus que la passive courroie de transmission de vos désirs. Comme beaucoup de professeurs, je veux moi-même suivre la règle de droit, je veux suivre les lois qui émanent de l’Assemblée nationale, mais cette loi est si abjecte - je sais par exemple qu’elle sera peut-être rendue inconstitutionnelle par le plus haut tribunal du pays - que, comme beaucoup de professeurs, je suis un être écartelé entre sa conscience morale et la règle de droit. On ne peut pas demander à un être écartelé d’enseigner; ce climat est intenable. Abrogez cette loi pendant qu’il est encore temps, c’est la seule chose que vous puissiez faire pour regagner un peu de respect aux yeux des professeurs et des étudiants.     



mercredi 9 mai 2012

Citation impromptue no6

Félix-Olivier Riendeau

Ces jours-ci, je suis plongé dans Limonov, de l'écrivain français Emmanuel Carrère. Edouard Limonov est ce personnage russe qui fut à la fois écrivain, homme politique et fondateur du Parti national-bolchévique. Il est en ce moment une figure importante de l'opposition à l'autoritarisme du régime de Vladimir Poutine, qui a été réélu à la présidence la Russie il y a quelques semaines. Je découvre un personnage fascinant, rempli de paradoxes et surtout, une société qui vit de manière difficile la perte d'une certaine grandeur depuis le démantèlement de l'URSS en 1991.

Voici un bref extrait:

"J'écoutais Pavel et ses amis, dans les beaux appartements que les gens comme eux louent à des prix d'or au centre de Moscou, défendre le pouvoir en disant que premièrement les choses pourraient être mille fois pires, deuxièmement que les Russes s'en contentent - alors au nom de quoi leur faire la leçon? Mais j'écoutais aussi des femmes tristes et usées qui à longueur de journée me racontaient des histoires d'enlèvement, la nuit, dans des voitures sans plaque d'immatriculation, de soldats torturés non par l'ennemi mais par leurs supérieurs, et surtout de déni de justice. C'est cela qui revenait sans cesse. Que la police ou l'armée soient corrompus, c'est dans l'ordre des choses. Que la vie humaine ait peu de prix, c'est dans la tradition russe. Mais l'arrogance et la brutalité du pouvoir quand de simples citoyens se risquaient à leur demander des comptes, la certitude qu'ils avaient de leur impunité, voilà ce que ne supportaient ni les mères de soldats, ni celles des enfants massacrés à l'école de Beslan, au Caucase, ni les proches des victimes du théâtre de la Doubrovka."

Lors de son arrestation récente, alors qu'il manifestait à Moscou, Limonov a justement déclaré qu'à son avis, le régime Poutine a basculé dans l'hystérie et la dictature. Selon l'opposition et les observateurs de l'OSCE présents sur place lors du scrutin présidentiel, de nombreuses fraudes et irrégularités ont été observées.

Voici une courte vidéo dans laquelle on voit Limonov se réjouir du succès du livre d'Emmanuel Carrère. Alors qu'il a déjà été détesté en France, il est heureux de voir qu'on le réhabilite peu à peu.



mardi 8 mai 2012

Une entente au conditionnel


Nicolas Bourdon
J’avoue mal comprendre pourquoi les leaders étudiants ont signé un protocole d’entente aussi peu à leur avantage. Douze semaines de grève pour en arriver à ça ? D’entrée de jeu, il faut comprendre que le conseil provisoire convenu par l’entente n’est pas un organe exécutif et qu’il a seulement le mandat de suggérer des recommandations à la ministre de l’Éducation; la ministre a tout le loisir de suivre ou non ces recommandations. La composition du conseil provisoire laisse aussi songeur :

- 6 recteurs ou leurs représentants, désignés par la CREPUQ ;
- 4 représentants étudiants, désignés respectivement par la FEUQ, la
FECQ, l’ASSE et la TACEQ
- 4 représentants du milieu syndical, désignés respectivement par la CSN,
la CSQ, la FTQ et la FQPPU ;
- 2 représentants des milieux d’affaires, désignés par la ministre ;
- 1 représentant des cégeps, désigné par la Fédération des cégeps ;
- 1 représentant du MELS, désigné par la ministre ;
- Le président, désigné par la ministre.
  
Si on fait un calcul sommaire, on s’aperçoit rapidement que la voix des étudiants pourrait ne pas être entendue. Admettons que les quatre représentants du milieu syndical votent avec les étudiants et admettons (soyons généreux) que le représentant des cégeps est aussi de leur côté; on retrouve neuf voix pro-étudiants et, de l’autre côté, on retrouve neuf voix pro-gouvernement; le président est désigné par la ministre et, s’il a le droit de vote, les étudiants se retrouvent dans une position encore plus précaire.

On sait que le conseil provisoire cherchera à trouver les moyens de couper dans les frais afférents des étudiants. Cette mesure est inéquitable, car les frais afférents varient grandement d’une université à l’autre. En admettant que le conseil provisoire ait réussi à convaincre la ministre (ce qui est loin d’être certain) de réduire ces frais, un étudiant dont l’université exige beaucoup en frais afférents tirerait un plus grand bénéfice de cette mesure qu’un étudiant dont l’université en exige peu. Un autre problème : le conseil provisoire va peut-être constater qu’il y a des universités où les frais afférents sont justifiés et d’autres où ils ne le sont pas. L’équité entre étudiants sera encore mise de côté : les universités qui peuvent couper dans le « gras » vont pouvoir réduire la facture étudiante, tandis que les autres ne le feront pas.    

La dernière disposition m’a laissé bouche bée : elle engage les représentants étudiants « à ne pas organiser de manifestations liées à cette entente ». Ainsi, les représentants étudiants se sont eux-mêmes emprisonnés. Ils ne se sont pas même donné une porte de sortie advenant le cas où les associations étudiantes voteraient contre l’entente et c’est précisément ce qui est en train de se produire ! Que feront-ils maintenant ? Ils laisseront à d’autres qu’eux le soin d’organiser des manifestations ? Mais ils sont pourtant les leaders… Leur défaite dans ces négociations est triste, car jusqu’ici ils avaient accompli un travail exemplaire. On s’attendait à très peu d’un gouvernement qui fait du mépris des étudiants une de ses marques de commerce, mais des leaders étudiants, on s’attendait à mieux : ils auraient pu continuer à négocier ou s’ils voyaient que le gouvernement était intraitable, ils auraient pu ne rien signer.

Les étudiants ont raison de refuser cette entente. On aurait souhaité un accord solide : soit une diminution des droits de scolarité, soit une augmentation substantielle des bourses, et l’engagement du gouvernement devrait être chiffré. Au lieu de cela, nous nageons dans le vague et dans le conditionnel. Une seule chose est certaine à l’heure actuelle : les étudiants sont encore en colère.    


mardi 1 mai 2012

Pourquoi Trudeau a trahi Mounier en 1982

Félix-Olivier Riendeau


(* Ce texte est initialement paru dans l'édition du Devoir du 21 avril 2012. Si vous êtes abonné au journal, vous pouvez aussi le consulter ici.*)


Pour le Pierre Elliott Trudeau de l'époque de Cité libre, le penseur français Emmanuel Mounier (1905-1950) fut indéniablement une des principales influences intellectuelles.

Comment peut-on interpréter le geste phare de la carrière politique de Trudeau, le rapatriement de la Constitution canadienne dont on a souligné les 30 ans le 12 avril dernier, à la lumière des idéaux de la pensée personnaliste? Mounier, qui avait développé une pensée sur le fédéralisme, se serait-il rangé dans le camp des pro-rapatriement ou plutôt dans celui des critiques de ce geste de refondation du Canada?

Fondateur de la célèbre revue Esprit, Mounier élabore dans les années 1930 une pensée destinée à protéger la personne face à la montée des totalitarismes en Europe. Il est une figure centrale du personnalisme chrétien qui se développe à travers les travaux d'autres penseurs importants, notamment Jacques Maritain et Denis de Rougemont. Au Québec, le personnalisme a aussi eu un écho significatif dans les réflexions de nombreux penseurs clés tels les sociologues Fernand Dumont et Jacques Grand'Maison, ou encore du philosophe Charles Taylor.

Plusieurs, parmi ces derniers, ont développé des critiques assez dures de la Constitution de 1982. À notre avis, d'ailleurs, Mounier lui-même, sans l'ombre d'un doute, aurait vigoureusement condamné non seulement les modalités du rapatriement de la Constitution en 1982 mais aussi l'esprit et le contenu même du document.

L'oeuvre de Mounier

Pourfendeur des totalitarismes de droite comme de gauche, Mounier réprouvait autant l'étatisme fasciste que marxiste. Les deux contribuaient selon lui à la négation de l'indépendance et de l'autonomie des personnes en s'adonnant à une série de cultes déresponsabilisants. 

L'erreur de ces constructions idéologiques est de s'être désintéressées de la réalité intime et spirituelle de l'homme. Pire, elles ont contribué à son asservissement. Dans le cas du nazisme allemand, c'était au nom du Führer et de la nation que la personne devait se nier. Quant au marxisme soviétique, rien ne se pensait en dehors du Parti communiste.

Cela ne fit pourtant pas de Mounier un défenseur de la démocratie libérale, loin s'en faut. Même si les fondements théoriques du libéralisme politique témoignaient pour Mounier d'une intention personnaliste, au sens où ils encouragent l'autonomie des consciences et des volontés, il considérait que l'individualisme libéral «a mis en place de la personne une abstraction juridique sans attache, sans étoffe, sans entourage, sans poésie, interchangeable, livrée aux premières forces venues». Pour lui, personne et individu n'étaient donc pas synonymes. 

Très critique de la conception moderne de l'individu rationnel forgé par les philosophes de la Renaissance, Mounier poursuit: «Dans l'ordre social, la cité moderne sacrifie la personne à l'individu; elle donne à l'individu le suffrage universel, l'égalité des droits, la liberté d'opinion, mais elle livre la personne, isolée, nue, sans aucune armature sociale qui la soutienne ou qui la protège, à toutes les puissances dévoratrices qui menacent la vie de l'âme, aux actions et réactions impitoyables des intérêts et des appétits en conflit, aux exigences infinies de la matière à fabriquer et à utiliser.» 

Chez Mounier, la personne est une entité unique qui revêt une dimension spirituelle fondamentale (rappelons qu'il était de foi chrétienne). En insistant trop sur une conception formaliste et contractualiste des rapports humains, les modernes auraient évacué le caractère singulier des personnes.

En raison de ces préoccupations, le personnalisme fut souvent qualifié de «troisième voie», en ce sens qu'il développait une méthode d'analyse visant à harmoniser des oppositions idéologiques courantes entre, par exemple, la droite et la gauche, l'individualisme libéral et le collectivisme socialiste, ou encore le matérialisme et l'idéalisme.

Personnalisme, fédéralisme

S'il se préoccupe tant du sort des personnes, c'est que les rêves de Mounier sont ambitieux et son souci pour la communauté, bien réel. Il prône ainsi une révolution personnaliste de laquelle émergerait une société plus fraternelle. Chez lui, personne et communauté sont indissociables: «L'acte fondamental de la personne, ce n'est pas de se séparer, c'est de communier.» 

Dans le même ordre d'idées, il soutient qu'il est «impossible d'atteindre à la communauté en esquivant la personne, d'asseoir la communauté sur autre chose que sur des personnes solidement ancrées. Le nous suit le je, ou plus précisément — car ils ne se constituent pas l'un sans l'autre —, le nous suit le je, il ne saurait le précéder.»

L'émancipation et le plein développement de la personne, poursuit-il, ne peuvent qu'être assurés par des communautés de proximité, notamment la famille, le quartier ou la nation. La patrie était en effet pour Mounier un vecteur fondamental de communion: «Qui peut nier la patrie autrement que par verbalisme? Marche nécessaire pour la personne, comme la vie privée, sur le chemin des communions plus larges, elle mérite cette tendresse même qui va au particulier et à l'éphémère.»

Ces considérations pouvant sembler abstraites, voire utopiques, Mounier et d'autres personnalistes ont tenté d'esquisser de manière plus concrète ce à quoi une telle société politique devrait ressembler, tout en se méfiant d'élaborer des lignes d'action trop précises qui transformeraient le personnalisme en une école de pensée fermée et dogmatique.

Selon Mounier, le fédéralisme semblait être la forme d'organisation politique la plus propice à l'émergence d'une communauté réelle, surtout pour les grands ensembles démographiques. Une autorité politique centrale lui apparaissait nécessaire pour gérer des problèmes de plus en plus complexes et transnationaux, mais les autorités locales étaient tout aussi indispensables pour véritablement permettre l'enracinement des personnes dans une communauté où l'amour, l'amitié et la fidélité deviendraient des valeurs centrales. 

«La cité pluraliste se constituera au sommet sur un ensemble de pouvoirs autonomes [...]. Dans ce morcellement vertical devra jouer une articulation horizontale d'inspiration fédéraliste. Le personnalisme doit se garder de conclure hâtivement à on ne sait quelle conception granulaire de la société qui ne serait qu'une expression tout extérieure de ses exigences. Il n'en reste pas moins que les pouvoirs locaux et régionaux, proches de leurs objets et proches du contrôle, doivent être largement développés par une décongestion de l'État. La personne y trouvera de nouvelles possibilités et une nouvelle protection.»

Un des collaborateurs de Mounier à la revue personnaliste Esprit, Denis de Rougemont (un des grands penseurs du fédéralisme européen), poursuit ainsi la réflexion: «Dans son fondement même [...], l'idée du fédéralisme est complémentaire du principe de tolérance. Elle exclut l'intention de fusionner les diversités, d'unifier les pluralités, d'uniformiser par quelque décret que ce soit les particularismes, attitudes qui toutes conduisent aux divisions les plus sanglantes et aux passions les plus néfastes. Le respect et la sauvegarde des diversités est [sic] précisément l'élan idéal ou l'acte fédérateur par excellence de toute société humaine authentique.»

Une série de principes devait guider la construction de cette fédération personnaliste. Qu'il suffise ici d'en présenter trois.

- Construire la fédération sur la base d'une décision commune entre les groupes et les personnes.

- Renoncer à tout esprit de système et à l'impérialisme idéologique, qui risquent de détruire des diversités culturelles et intellectuelles.

- Sauvegarder les coutumes, lois, cultures de chaque membre de la fédération.

Or chacun de ces principes a malheureusement été bafoué lors du rapatriement de la Constitution, en 1982, par Pierre Elliott Trudeau.

Le coup de force de 1982

En ce qui concerne le premier principe, la démonstration n'est plus à faire. Puisque le but principal du rapatriement de la Constitution était de cimenter l'unité canadienne, force est de constater, avec le recul, que l'objectif a été raté. Lors de la Cérémonie de proclamation de la nouvelle constitution à Ottawa, le 17 avril 1982, Claude Ryan, le chef du PLQ, refuse de se rendre aux «célébrations», jugeant que son adoption sans l'accord du Québec était inacceptable.

Mounier aurait ici considéré qu'un groupe, la nation canadienne-anglaise, imposait sa volonté à un autre groupe, la nation québécoise. Les 30 années subséquentes ont été caractérisées par une série de crises pour tenter de ramener le Québec dans le giron constitutionnel (Meech, Charlottetown) ou de l'en sortir pour de bon (référendum de 1995). Aujourd'hui, le Québec est plus isolé que jamais, en témoigne le fait que les conservateurs ont pu faire élire, le 2 mai 2011, un gouvernement majoritaire sans appui substantiel dans la province, une première dans l'histoire canadienne.

Par ailleurs, il est assez étonnant de constater que les conservateurs cherchent aujourd'hui à réhabiliter toutes sortes de symboles nous rappelant l'héritage de la monarchie, alors qu'un des objectifs importants derrière le rapatriement de 1982 était d'affranchir le Canada de ses liens juridiques avec le Royaume-Uni. 

Comme si, en quelque sorte, les conservateurs reconnaissaient eux aussi que l'identité canadienne n'a jamais été réellement cimentée et qu'il faut aujourd'hui s'efforcer de la reconstruire. Ils peuvent le faire sans problème, car le Québec, antimonarchiste, a été écarté de la Constitution.

En ce qui concerne les deuxième et troisième principes, plusieurs auteurs (Kenneth McRoberts, Peter Russel) reconnaissent que l'objectif principal de Trudeau, en 1982, a été de miner les droits collectifs et linguistiques des Québécois au nom d'une conception libérale, individualiste et judiciarisée des rapports humains. 

En cherchant à consolider l'unité nationale, Trudeau n'a pas hésité à sacrifier le particularisme québécois sur l'autel de la Charte des droits et libertés et du multiculturalisme.

D'une part, c'est au nom de cette charte et de la fameuse «clause Canada» que les tribunaux ont, au fil des ans, considérablement réduit la portée de la loi 101. Depuis 1982, plusieurs lois québécoises ont été contestées et modifiées en raison de la Charte; l'atteste l'exemple récent de l'affaire Lola contre Éric, où la Cour suprême a invalidé l'article 585 du Code civil québécois qui empêchait les couples non mariés d'exiger une pension alimentaire en cas de séparation. 

Mounier aurait ici prétendu qu'en réduisant de cette manière les droits collectifs des Québécois, on se trouve à limiter l'émancipation des personnes appartenant à ce groupe; on gêne leurs efforts de communion. Impossible pour une personne québécoise d'être véritablement épanouie si l'on ne donne pas à son groupe d'appartenance les pleins outils de son développement.

Plus globalement, la Charte a eu comme effet pervers de judiciariser les rapports sociaux. Depuis 1982, les citoyens canadiens ont de plus en plus recours aux tribunaux afin de faire respecter les droits formalisés par la Charte. 

Mounier aurait déploré cet état de fait, car, en se réfugiant derrière le travail formel et froid des juristes, les personnes évitent d'entrer en débat politique entre elles et, ultimement, cela empêche l'émergence d'une communauté plus fraternelle. 

Pour Mournier, le juridisme consacre le règne d'un citoyen qui ne cesse de se réfugier derrière ses droits et ses revendications mais en oublie le sens des responsabilités. Le juridisme crée, répétons-le, une société impersonnelle, abstraite et vide.

Enfin, en enchâssant le principe du multiculturalisme (article 27) dans la Charte canadienne des droits et libertés, Trudeau aspirait à placer tous les groupes culturels sur un pied d'égalité. 

Ce faisant, non seulement il balayait du revers de la main la conception biculturelle du Canada qui prévalait jusque-là, mais il invitait les immigrants à se réfugier dans une sorte de clientélisme néfaste aux efforts d'intégration. 

La fragmentation

Sous prétexte que l'on devait assurer à l'individu sa liberté de choix et faire en sorte qu'aucune culture ne puisse avoir préséance sur l'autre, on a plutôt contribué à la fragmentation de la communauté canadienne. Les critiques adressées aujourd'hui à l'endroit du multiculturalisme sont nombreuses, et Mounier les aurait faites siennes. 

Alors que Trudeau péchait d'un côté en minant les droits collectifs des Québécois, il péchait aussi de l'autre en créant le fédéralisme granulaire et éclaté que Mounier souhaitait éviter.

Dans un essai intitulé L'intellectuel et le politique (2005), André Burelle, conseiller et rédacteur de discours de Trudeau entre 1977 et 1984, rappelle comment ce dernier a renié les idéaux personnalistes de Mounier, idéaux qu'il avait pourtant longtemps épousés, jusqu'au rapatriement de la Constitution en 1982. 

À propos du multiculturalisme et de l'individualisme de Trudeau, Burelle écrit: «Ce qui est évacué dans cette atomisation de la communauté, ce sont les relations entre le tout et ses parties aussi bien qu'entre les parties elles-mêmes. Et avec leur disparition, c'est la notion de bien commun qui est vidée de toute signification.»

Au fond, 30 ans après le rapatriement de la Constitution de 1982, on attend toujours, avec Mounier, l'avènement d'une réelle communauté canadienne.