vendredi 30 mars 2012

Citation impromptue no5

Félix-Olivier Riendeau

Il est souvent intéressant de se replonger dans son histoire du Québec, afin de donner un éclairage nouveau à un débat actuel. Dans son Histoire populaire du Québec 1960-1970 (Septentrion : 2008), Jacques Lacoursière rappelle que Jean Lesage et le Parti libéral du Québec promettaient, en 1960, rien de moins que la gratuité scolaire aux Québécois, et ce, à tous les niveaux! Voici ce qu'un panneau électoral du PLQ soutenait à l'époque:

"(...) 50% de nos enfants quittent toute école à 15 ans. La plus basse fréquentation scolaire au Canada! 60% de nos gens sont ouvriers ou cultivateurs. Seulement 24% de nos étudiants universitaires sont leurs fils! 93% de nos écoliers n'iront pas à l'université dans l'état actuel des choses! 77% de nos chômeurs n'ont pas dépassé leur 8e année! La solution libérale: 1. Considérer l'instruction, à tous les degrés, comme problème familial et de responsabilité provinciale. 2. Gratuité scolaire totale, de la petite école à l'université inclusivement - pourvu que l'étudiant ait le talent et la volonté requis. 3. Gratuité des manuels scolaires dans toutes les écoles publiques. 4. Allocations de soutien couvrant le logement, pension et vêtement - selon les besoins de l'étudiant." (p.44-45)

La question que je me pose. Si le Québec d'aujourd'hui est plus riche que celui des années 1960, comment se fait-il que ce projet n'est pas depuis longtemps réalisé? Est-il aussi utopique qu'on semble parfois le croire?

Si ce parallèle entre l'ère Lesage et l'ère Charest vous intéresse, je vous invite à poursuivre avec la lecture du billet d'un collègue du Collège de Maisonneuve, Jean-Félix Chénier. Le titre? Quand Jean Lesage engueule Jean Charest!




jeudi 29 mars 2012

Québec, Montréal et la grève étudiante: deux solitudes

Nicolas Bourdon

Au moment où j’écris ces lignes, l’association étudiante du Collège de Bois-de-Boulogne où j’enseigne vient de reconduire son mandat de grève jusqu’à ce que la ministre Beauchamp décide de déposer une offre aux étudiants. La manifestation de jeudi dans les rues de Montréal a réuni un nombre record de manifestants. Et à Québec ? À Québec, rien ne bouge. Ou du moins presque rien… En effet, on ne retrouve actuellement aucun cégep de Québec en grève générale. Dans la Vieille Capitale, en somme, seulement la moitié des étudiants de l’Université Laval sont en grève, peut-être maintenant un peu moins, car les 3600 étudiants en sciences sociales que compte l’université viennent tout juste de voter contre la grève.

Vus de Montréal, ces résultats paraissent surprenants et on se frotte les yeux en se disant que la ville de Québec est décidément un mystère indéchiffrable. Et cependant, quand on y regarde de plus près, l’énigme Québec peut être comprise à la lumière de certains faits.

Allégeances politiques

À l’élection fédérale de 2011, il est certain que la vague orange s’est fait ressentir à Québec comme d’ailleurs dans toutes les régions du Québec, mais il s’agit selon moi d’un mouvement éphémère et superficiel et non d’un phénomène profond. D’ailleurs, il faut mentionner que sur les cinq comtés remportés en 2011 par les Conservateurs au Québec, trois proviennent de la région : il s’agit de la Beauce, de Lévis-Bellechasse et de Lotbinière, trois comtés situés en face de Québec, sur la rive sud du fleuve. Notons aussi que le très coloré animateur de radio André Arthur a été député du comté de Portneuf de 2006 à 2011. L’homme, qui ne semble pas éprouver trop de remords d’avoir manqué 44 journées de vote à son dernier mandat à la Chambre des communes, préférait souvent les voyages en autobus à son métier de politicien . Si la présence d’André Arthur aux communes était pour le moins inconstante, la constance de sa fidélité envers les Conservateurs était par ailleurs bien connue et il a toujours voté pour les projets de loi du gouvernement Harper; ceux-ci lui rendaient d’ailleurs bien ses loyaux services en ne présentant aucun candidat contre lui. Le nouveau Parti conservateur du Québec, qui regroupe nombre d’anciens militants de l’ADQ selon lesquels la CAQ est trop à gauche, est dirigé par Luc Harvey, ancien député de la circonscription de Louis-Hébert, circonscription comprenant la partie Ouest de la ville de Québec.

À la dernière élection provinciale de 2008, la grande région de Québec a élu seulement deux députés du PQ sur les onze que comptent la région; le PLQ a en élu sept et l’ADQ en a élu deux; Québec solidaire n’a réussi aucune percée dans la région et ses résultats sont bien souvent en-dessous de 5% des voix exprimées au scrutin. À la lumière de ces informations, on comprend donc que les cégépiens et les universitaires de Québec proviennent souvent de familles où la droite, du moins la droite économique, est fort bien implantée.

Les médias de Québec

En juillet 2004, 50 000 personnes descendaient dans les rues pour protester contre le refus du CRTC de renouveler le permis de diffusion de CHOI 98.1 Radio X; le CRTC avait pris cette décision suite aux nombreuses plaintes reçues à cause des propos controversés tenus par l’animateur Jeff Filion. Ce poste de radio, qui véhicule les idées de la droite populiste, demeure encore aujourd’hui très populaire à Québec et ses animateurs prennent position contre la grève de façon virulente. Ils font notamment la promotion de la pétition qui a été présentée à l’Assemblée nationale pour dépolitiser les associations étudiantes. Selon cette pétition, les associations étudiantes devraient rester neutres sur le plan politique et elles ne s’occuperaient plus que d’enjeux ne dépassant pas les murs de leur institution d’enseignement. On comprend bien sûr qu’une telle pétition, si elle était adoptée par le gouvernement, briserait les mouvements de grève étudiants, car les cotisations obligatoires que chaque étudiant doit payer à son association étudiante ne pourraient plus financer les mouvements de grève.

Quant à Jeff Filion, il n’est plus animateur à CHOI, mais il a fondé son propre poste de radio : Radio Pirate, qui diffuse à partir de Québec. On peut notamment entendre à son émission la pétulante Johanne Marcotte (qui a aussi sa chronique à CHOI), libertaire et cofondatrice du Réseau Liberté-Québec, un mouvement visant à réseauter la droite québécoise et dont le congrès de fondation s’était déroulé à… Québec en 2010 ! Madame Marcotte a notamment écrit dans son blogue : « Oh oui ! Ils l’ont facile, ces étudiants, comme nous tous d’ailleurs. Car non seulement il est juste et raisonnable de demander aux étudiants d’assumer une plus grande part des coûts de leurs études universitaires, il le serait probablement tout autant d’exiger qu’ils assument dorénavant une part, au moins symbolique, de leurs études collégiales ! » Madame Marcotte a d’ailleurs voulu identifier clairement son blogue à la capitale nationale et sur sa page d’accueil on peut contempler une image "carte postale" de la vieille ville et du fleuve Saint-Laurent.

La gauche peut-elle espérer s’implanter un jour à Québec ? Selon le rapport Alarie qui avait été rédigé par Hélène Alarie pour expliquer la déconfiture du Bloc aux élections fédérales de 2006, si un parti politique souhaite s’imposer à Québec, il n’aura d’autre choix que d’épouser certaines valeurs conservatrices. Son opinion est-elle justifiée ? Nous espérons qu’elle se trompe, mais l’échec relatif du mouvement étudiant dans la vieille capitale nous montre assurément que la gauche devra mettre les bouchées doubles pour remporter le cœur des citoyens de Québec.

mardi 27 mars 2012

Le rapport étudiant-enseignant en contexte de grève

Félix-Olivier Riendeau

Le mouvement étudiant qui est mobilisé à l'heure actuelle au Québec en est un qui ne peut pas être ramené à une simple forme de corporatisme, comme la ministre de l'Éducation Line Beauchamp le prétend souvent. L'opposition à la hausse draconienne des frais de scolarité (75% en cinq ans) est justifiée (comme je l'ai expliqué dans un billet précédent), tout comme l'est la grève.

Si ce mouvement ne peut être associé à une forme de corporatisme, c'est que non seulement il est en lien avec les générations précédentes, mais il vise aussi à laisser un legs aux générations futures.

D'une part, il faut se rappeler que dans les années 1960, le rapport Parent jettant les bases du système d'éducation au Québec (création du ministère de l'Éducation, création du Conseil supérieur de l'éducation, création des cégeps...) se prononce en faveur de la gratuité scolaire et soutient que le Québec devrait sérieusement l'envisager dans un souci de démocratisation du savoir. Il me semble que le mouvement étudiant à l'heure actuelle cherche à nous rappeler les conclusions de ce rapport, qui avait fait l'objet d'un réel consensus à l'époque. D'autre part, la lutte des étudiants en grève risque de bénéficier à toute une génération de jeunes qui sont actuellement à l'école secondaire et qui fréquenteront éventuellement les établissements universitaires.

Ces précisions étant apportées, la question que je me pose est celle-ci: dans la mesure où la cause défendue par les étudiants en grève en est une qui est considérée juste et dépassant leurs propres intérêts corporatistes, jusqu'à quel point l'enseignant doit-il s'impliquer dans ce mouvement et supporter cette cause?

S'il est clair qu'il est lui aussi touché de près par les enjeux du financement universitaire et de l'accessibilité aux études, son niveau d'implication dans le mouvement étudiant le semble moins.

Les limites de l'implication enseignante

Disons-le d'emblée, l'enseignant est un citoyen comme les autres et il n'a pas à renoncer à son droit de parole dans la Cité du fait de son statut. En ce sens, il m'apparaît essentiel qu'un enseignant prenne position dans différentes tribunes publiques (journaux, radio, télévision, médias sociaux, conférences....) afin d'exprimer son point de vue sur cette question importante, qu'il soit pour ou contre la hausse des frais de scolarité. C'est, au demeurant, un de ses rôles que de vulgariser certaines connaissances et d'alimenter la réflexion critique.

Il m'apparaît aussi tout à fait légitime que ces mêmes enseignants se rendent à des activités publiques telles que des manifestations ou des sit-in organisés par le mouvement étudiant. Il s'agit-là d'un droit politique fondamental qu'il est essentiel d'encourager dans une société démocratique.

Là où j'éprouve parfois un malaise devant le niveau d'implication de certains enseignants dans la cause étudiante, c'est lorsque que ce support est manifesté au sein de l'établissement dans lequel les étudiants et les enseignants se côtoient au quotidien.

Un exemple suffira à préciser ma pensée.

Au moment où les assemblées étudiantes font leur vote de grève (à chaque semaine généralement), plusieurs enseignants n'hésitent pas à se rendre à l'entrée du collège, voire même à l'entrée de la salle où le vote se tient, afin de manifester leur support à la cause et inciter les étudiants à voter en faveur de la grève.

Ces enseignants réalisent-ils qu'ils contreviennent à un principe de base en démocratie? Ce principe veut que sur un lieu de vote, nul ne peut utiliser de slogans ou d'affiches publicitaires afin d'exprimer son allégeance. La loi électorale est d'ailleurs explicite à cet égard (article 352, p.119).

Ces enseignants réalisent-ils qu'ils rendent encore plus difficile la participation des étudiants qui seraient contre la grève, mais qui n'osent pas aller s'exprimer dans des assemblées où l'expression de la dissidence n'est déjà pas toujours facile, notamment à cause des nombreux votes qui se prennent à main levée?

Imagine-t-on le climat explosif qui serait créé si des membres de la direction ou d'autres enseignants hostiles à la grève se rendaient eux aussi devant le lieu d'une assemblée pour exprimer leur position? La situation serait non seulement absurde, mais risquerait d'envenimer les relations de travail entre les employés de l'établissement.

Enfin, certains professeurs n'hésitent pas à inciter leurs étudiants à voter en faveur de la grève, dans le cadre de leurs cours. Bien que je ne pense pas que cette pratique soit généralisée (comment vérifier?), ai-je besoin de préciser à quel point ce comportement est contestable? Le rôle de l'enseignant est de donner les outils conceptuels à l'étudiant pour l'aider à se forger sa propre opinion, pas de lui "vendre" la sienne. Si j'étais un étudiant contre la grève, je serais mal à l'aise que mon enseignant s'immisce dans un débat où au final, seuls les étudiants en grève ont à en payer le prix (perte d'un emploi d'été, retard sur le marché du travail), alors que les enseignants eux continuent de recevoir leur salaire.

Paternalisme?

Les autres questions qui me tiraillent touchent le thème du paternalisme. À partir de quel moment l'implication d'un enseignant dans le mouvement étudiant devient-il infantilisant? À partir de quand les encouragements des enseignants favorables à la grève deviennent-ils des éléments qui confortent les étudiants dans leur position et les limitent dans leur propre réflexion? Par ailleurs, les étudiants en demandent-ils autant de leurs enseignants? N'ont-ils pas brillamment démontré qu'ils pouvaient organiser leur mouvement de manière autonome?

À ce propos, je vous invite fortement à écouter la courte conférence (insérée à la fin de ce billet) de François Huot, professeur à l'École de travail social de l'UQAM, qui développe certaines idées fort intéressantes et qui rejoignent certaines de mes préoccupations.


lundi 26 mars 2012

Braudel l'inventorieur

Félix-Olivier Riendeau

Il y a de ces livres qui sont dans votre bibliothèque depuis un bon moment et que vous ne trouvez jamais le temps de lire. L'ouvrage de l'historien français Fernand Braudel (1902-1985) Civilisation matérielle, économie et capitalisme (1979) fait donc partie de ces lectures que je me promets de faire depuis le baccalauréat, en vain. La grève étudiante m'a donné le temps nécessaire pour m'y plonger.

Je me rappelle que le défunt Thierry Hentsch, professeur au département de science politique de l'UQAM de 1975 à 2005, y faisait souvent référence dans ses cours et ses ouvrages. Dans Introduction aux fondements du politique (1997), Hentsch expose quelques-unes de ses réflexions sur le thème de l'identité collective (au coeur de son oeuvre par ailleurs) et rappelle comment l'identité individuelle est étroitement liée à l'identité collective. Cette réflexion sur l'identité collective était pour lui essentiel car il estimait:

qu'aucune société ne peut survivre sans une représentation plus ou moins cohérente d'elle-même (...) Ce qu'une collectivité pense d'elle-même, de ses relations avec les autres influe sur son comportement et, par là même, fait partie de son rapport au monde. (p.6)

Et d'ajouter que:

L'identité collective est elle aussi le produit d'un long cheminement, infiniment plus long pour la collectivité que pour l'individu, au cours duquel un tri se fait et se refait constamment entre ce qui est oublié et ce qui est conservé, entre ce qui est occulté et ce qui est commémoré. Ce tri s'appelle l'histoire (...) (p.5)

Enfin:

Aux sources de notre identité singulière agissent, de manière souvent insidieuse, les valeurs du groupe, de la collectivité. La place que notre civilisation occidentale donne en apparence à la liberté de conscience et d'expression tend à minimiser l'étendue de ce qui nous conditionne. (p.5)

L'historien Fernand Braudel aurait été d'accord avec ces affirmations, lui qui défendait une conception de l'histoire ancrée dans la longue durée et qui estimait, un peu à la manière de Karl Marx, que la liberté de l'homme est restreinte par une série de coutumes qui le rattachent à une civilisation. C'est entre autres une des hypothèses que M. Braudel explore dans ses travaux et qu'il explique à partir de la quatrième minute de la courte vidéo intégrée à la fin de ce billet.

Inventorier la culture matérielle du monde

Civilisation matérielle, économie et capitalisme est un ouvrage en trois tomes. Je viens de terminer la lecture du premier, intitulé Les structures du quotidien. À la fois une réflexion sur l'économie et l'histoire, le principal intérêt de l'ouvrage est qu'il nous invite à étudier la première par les éclairages de la seconde. Avec le développement accéléré du capitalisme au cours de la Révolution industrielle au 19e siècle:

"le marché est pour ainsi dire devenu le principe directeur de l'économie et la cristallisation des rapports de production qui s'en est suivie régit désormais l'organisation sociale dans son ensemble." (tiré d'un texte de Stéphane Chalifour, enseignant en science politique à l'Université de Sherbrooke)

Pour le dire plus simplement, l'économie est devenu une discipline avec son langage propre, trop souvent axée sur la mathématiques et déconnectée de la réalité sociale qu'elle est sensée éclairer (voir un ancien billet sur mon blogue à cet effet). Les rapports sociaux sont aussi étroitement dépendants du fonctionnement du marché.

Braudel souscrit à cette analyse et cherche donc dans ce premier tome à recenser l'ensemble des biens, ressources et tout ce qui caractérise la vie matérielle des hommes entre le 15e et le 18e siècle.

" Voilà qui donne un premier sens à mon entreprise: sinon tout voir, au moins tout situer, et à l'échelle nécessaire du monde." (p.640)

L'effort est titanesque. C'est sa façon de nous rappeler qu'aucune économie ne peut s'étudier sans un retour à la base, sans un examen sérieux de ce qui se passe au ras du sol. Au fond, Braudel se penche sur le secteur primaire de l'économie, pour ultérieurement se pencher sur les secteurs secondaires et tertiaires.

On est donc plongé dans une étude approfondie de la nourriture et des boissons consommées autant en Occident, qu'en Afrique ou en Asie. On y examine aussi les outils qui sont utilisés quotidiennement pour assurer aux populations leur pain quotidien. Braudel va même jusqu'à dresser un inventaire des vêtements à la mode et des diverses sources d'énergies utilisées dans le travail des hommes.

L'ouvrage est d'une érudition remarquable, l'auteur passant d'une région du monde à une autre avec une aisance déconcertante. Certaines descriptions sont parfois trop détaillées (par exemple des passages sur le nombre de calories obtenues par la consommation de diverses denrées) et le non-spécialiste sera tenté (ce que j'ai fait) de sauter ces passages. Cela rend la lecture de l'ouvrage assez fastidieuse.

Je ne vous en recommande donc pas la lecture, à moins d'être un féru d'histoire et de détails pointus. Ce premier tome constitue plutôt un livre que l'on pourra consulter à l'occasion à titre de référence. L'ouvrage est pour l'essentiel descriptif et semble offrir moins d'analyse que son 3e tome de la série intitulé Le Temps du Monde. De nombreux lecteurs s'y rendent sans passer par les deux autres et c'est ce que je n'hésite pas à vous suggérer.

jeudi 22 mars 2012

Une argumentation boiteuse

Nicolas Bourdon

Dans son devoir de philo du dimanche 18 mars, Jean Laberge, enseignant en philosophie au Collège du Vieux-Montréal, se sert de la pensée du philosophe britannique Derek Parfit pour prendre position contre le mouvement étudiant. Je trouve d’abord assez surprenant que Laberge se serve d’Égalité et Priorité, un essai qui, de l’opinion même de son auteur, consiste essentiellement en une taxonomie non partisane lui permettant d’éclairer les différentes attitudes qui peuvent guider nos choix moraux.

Mais voyons maintenant ce qui est au cœur de l’argumentation de Laberge. Il estime que l’égalité à tout prix ne devrait pas être poursuivie, car elle peut avoir un effet de nivellement par le bas. Il décrit longuement une situation fictive pour tenter de nous en convaincre : des parents ont prévu acheter une console de jeu vidéo au prix de 100$. Or, le père remarque une offre spéciale : à l’achat de deux consoles haut de gamme, on offre une console de jeu à 100 $ gratuite. Optera-t-on pour l’égalité à tout prix (acheter trois consoles à 100$) ou pour une solution qui créerait une inégalité (acheter deux consoles haut de gamme à 150$ et en obtenir une d’une valeur de 100$ gratuite) ? Laberge opte sans hésiter pour la deuxième solution, même si elle comporte un aspect inégalitaire, car il est évident qu’elle présente aussi un gain majeur pour deux des trois enfants.

Le problème, dans ce devoir de philo, c’est précisément que Laberge ne montre pas clairement le lien qu’il a décelé entre son exemple fictif et la situation actuelle. Admettons que le gouvernement revienne sur sa décision d’augmenter les frais de scolarité et que les étudiants aient encore 2168$ à payer comme c’est le cas maintenant. Cela aiderait effectivement les étudiants qui ont peu de moyens, mais cela nuirait-il aux étudiants les plus riches ? Non, aucunement ! Il est bien sûr absurde de penser le contraire. On ne peut donc dire comme Laberge : « Il est possible de rendre tout le monde égal simplement en rendant chacun aussi pauvre que l’individu le plus pauvre de la société. » Le point de vue de notre professeur est catastrophiste : aider financièrement les étudiants moins fortunés se traduirait automatiquement par un appauvrissement général de notre société. Son argumentation ne tient pas la route.

S’il veut être honnête et nous présenter les choses comme elles le sont réellement, Laberge devrait plutôt nous présenter ainsi le dilemme moral auquel nous faisons face : « Acceptez-vous, comme société, de faire quelques petits sacrifices pour permettre au plus grand nombre possible d’accéder à des études universitaires ? » À ce dilemme, j’ose croire que nous serions plusieurs à répondre « oui » !

mercredi 21 mars 2012

Pont Champlain et désobéissance civile

Félix-Olivier Riendeau

Depuis le début de la grève étudiante il y a quelques semaines, de petits groupes d'étudiants ont bloqué différentes routes importantes dans la grande région de Montréal. Hier, c'est la circulation sur le pont Champlain qui a été paralysée par une centaine d'étudiants. Suite à l'intervention des policiers de la S.Q., 80 étudiants ont été arrêtés et ont chacun reçu une contravention de 494$.

Un constat d'infraction justifié

Face à cette situation, des étudiants "fautifs" font valoir qu'ils ont le droit de manifester et qu'ils ne devraient pas recevoir de contraventions. D'un autre côté, plusieurs automobilistes et citoyens estiment que le blocage d'artères routières importantes est un moyen de pression exagéré et injustifié. Il est donc normal qu'un constat d'infraction soit émis.

J'appartiens au deuxième camp. Non que je ne sois pas solidaire de la grève étudiante. Je l'ai déjà écrit sur ce blogue, je considère la grève justifiée et je comprends que certains étudiants (une minorité, disons-le d'emblée) souhaitent organiser des coups d'éclats en espérant faire monter la pression sur le gouvernement. Mais s'il n'y avait aucune conséquence à ce qu'un groupe bloque une route pour mettre pression sur les autorités, cette méthode d'action serait utilisée abusivement, pour des motifs de différents ordres.

Par ailleurs, les étudiants devaient eux-mêmes s'attendre à recevoir un constat d'infraction pour leur geste de désobéissance civile. En effet, pour qu'un tel geste fasse sens, il est nécessaire qu'il y ait une conséquence légale afin d'attirer l'attention du public sur la légitimité de la cause défendue. C'est ce que soutient le sociologue français Albert Olgien dans un texte paru dans la revue Problèmes politiques et sociaux (octobre 2011). Dans la définition qu'il propose de la désobéissance civile, il affirme que:

" pour qu'un refus de remplir une obligation légale ou réglementaire compte pour une désobéissance civile, il doit remplir certaines conditions: être exprimé publiquement, en nom propre, de façon collective, en spécifiant en quoi cette action bafoue un droit élémentaire et en fondant cette revendication sur l'invocation d'une principe supérieur (d'égalité, de justice, de solidarité ou de dignité). Et ce n'est pas tout: il faut encore et surtout que ce refus fasse l'objet d'une action en justice (civile ou administrative) afin que la sanction éventuellement prononcée rouvre un débat public sur la légitimité de l'obligation contestée."

Dans le cas qui nous intéresse, il n'y a pas eu de recours direct en justice, mais il me semble qu'il y avait là une volonté délibérée de s'attirer une sanction, dans le but de soulever un débat. Autrement dit, c'était dans la nature même du geste posé de recevoir un constat d'infraction.

Cela est de bonne guerre, alors j'accepte de me prêter à cet exercice de discussion. J'estime que la cause défendue par les étudiants est juste, mais je ne crois pas que le blocage des ponts le soit.

D'autres moyens de pression

D'abord, le blocage des ponts est non seulement dangereux pour les étudiants eux-mêmes, il engendre de nombreuses frustrations chez les automobilistes et cette situation élève le niveau d'émotivité du débat sur la hausse des frais de scolarité, avec les risques de dérapages violents que cela peut occasionner.

Ensuite, il y a d'autres façons d'attirer l'attention des médias et de la population sur l'enjeu de la hausse des frais de scolarité, qu'il s'agisse de manifestations monstres à répétition, de chaînes d'individus vêtus de rouge dans le métro de Montréal ou encore du passage d'un leader étudiant sur le plateau d'une émission populaire très regardée comme Tout le monde en parle.

Je comprends que le but d'une grève est de susciter un dérangement public, mais celui-ci était bien réel avant même qu'on songe à bloquer des ponts. La grève n'est-elle pas, en soi, une action forte et significative?

La crainte du gouvernement d'avoir à annuler une session, avec toutes les complexités administratives que cela occasionnerait, représente aussi un moyen de pression efficace. Il est d'ailleurs paradoxal d'entendre la ministre de l'Éducation Line Beauchamp faire peur aux étudiants en menaçant d'annuler la session, alors que c'est le gouvernement lui-même qui a le plus à perdre d'une telle situation. En effet, aucun directeur de cégep (ni aucun ministre) ne veut avoir à gérer le casse-tête que représenterait l'arrivée dans leur établissement d'une nouvelle cohorte d'étudiants en provenance du secondaire, alors que la cohorte qui s'apprêtait à quitter pour l'université devrait reprendre ses cours. Cette fois, l'embouteillage ne serait pas uniquement sur le pont Champlain, mais dans tout le réseau collégial.

Enfin, l'opinion publique est un allié précieux pour les étudiants et le blocage de ponts est toujours mal perçu à ses yeux. J'ai donc été surpris de voir une étudiante affirmer que le blocage du pont Champlain "nous nuira peut-être dans l'opinion publique, mais notre rapport de force n'est pas avec le public, mais avec le gouvernement." Ce que ne réalise peut-être pas cette étudiante, c'est que le poids électoral des jeunes est nul et son taux de participation aux élections est très bas. Si le gouvernement sent que l'opinion publique est en sa faveur, je ne vois pas ce qui l'empêcherait de demeurer ferme face aux demandes étudiantes. La cote de popularité des libéraux étant si basse, je crains qu'ils soient prêts à prendre ce risque

Ce type d'action est donc une importante erreur stratégique pour le mouvement étudiant et il me semble que leurs leaders ne devraient pas hésiter à condamner ces gestes, ce qu'ils n'ont pas fait jusqu'à maintenant.






dimanche 18 mars 2012

L'étudiant et son cellulaire ou les images d'Épinal d'André Pratte

Nicolas Bourdon

Les images d’Épinal consistaient en des représentations de thèmes sacrés ou politiques; elles ont par exemple beaucoup contribué à façonner la pensée populaire à propos de l’épopée napoléonienne en forgeant une image de demi-dieu à Napoléon. Ces images sont des clichés dont on pensait s’être débarrassés; c’était sans compter sur André Pratte qui sait leur donner une nouvelle vie.

Il écrit dans son éditorial du 13 mars dernier : « la hausse [des frais de scolarité] n'est pas aussi brusque qu'on le dit. Trois-cent-vingt-cinq dollars par an, c'est 6,25$ par semaine. Les jeunes, dont 81% possèdent un téléphone cellulaire (47% un téléphone intelligent) peuvent se le permettre, d'autant que l'amélioration du programme de prêts et bourses amortira sensiblement la hausse. » L’image de l’étudiant et de son cellulaire est un lieu commun fort apprécié des gens de droite : c’est une image rassurante et réconfortante ; le seul problème, c’est qu’elle est fausse.

Le cellulaire ne constitue pas un grand investissement pour les étudiants ; il en coûte environ 50$ pour en obtenir un. Or, les étudiants traînent en moyenne 14 000$ de dettes après leurs études universitaires ; l’achat de leur cellulaire représente donc 0.3% de leurs dettes, ce qui, on en conviendra sûrement, à moins d’être de mauvaise foi (André Pratte en est capable), n’est pas énorme. Il faut aussi mentionner que les nouvelles technologies sont présentes partout ; elles étaient omniprésentes notamment lors du printemps arabe chez des populations qui ne sont pas reconnues pour avoir un niveau de vie élevé. Au Québec, comme ailleurs, le cellulaire s’est répandu à la vitesse de l’éclair et on le retrouve partout, en bas comme en haut de l’échelle sociale, mais André Pratte aimerait que les étudiants fassent exception à la règle. Ceux-ci devraient effectivement adopter une attitude janséniste face à l’existence, alors que lui-même est grassement payé par Power Corporation pour rédiger des éditoriaux médiocres et poncifs.

Je m’en voudrais aussi de passer sous silence l’étrange façon dont André Pratte a de présenter le portrait financier des étudiants. C’est à Disraeli, ancien premier ministre britannique, qu’on doit la célèbre citation suivante : « Il y a trois sortes de mensonges : les petits mensonges, les gros mensonges et les statistiques. » Jamais elle ne m’a paru si juste que lorsque j’ai lu son fameux « Trois-cent-vingt-cinq dollars par an, c'est 6,25$ par semaine. » Il y a quelque chose de louche lorsqu’on est obligé de maquiller un chiffre par un autre ; on dirait qu’on est en présence d’un habile vendeur tentant de masquer les défauts de son produit. La vérité est pourtant toute crue : les étudiants dont l’endettement est déjà élevé verront celui-ci augmenter dangereusement quand, dans cinq ans, ils auront à débourser 3793$ par année d’étude.

Dans sa conclusion, André Pratte laisse transparaître tout son mépris pour les grévistes : « Le mouvement étudiant connaîtra encore deux ou trois semaines d'effervescence. Puis, à mesure que le printemps pointera à l'horizon, les étudiants songeront à la fin de la session et aux emplois d'été. Alors, le mouvement va s'essouffler. » À ses yeux, la grève est un divertissement temporaire et sans conséquence : les étudiants ne sont pas sérieux ; lorsqu’ils manifestent, c’est pour s’amuser et rien d’autre. Aucun motif idéologique sérieux ne saurait guider leur pensée. Espérons que les prochaines semaines feront mentir André Pratte, ce valet de Jean Charest, et que les étudiants descendront massivement dans la rue. En tout cas, son dernier éditorial pourrait paradoxalement contribuer à leur insuffler la rage de manifester !

vendredi 16 mars 2012

La lanceuse d'alerte

Félix-Olivier Riendeau

Lorsque l'on évoque la guerre de Bosnie de 1992, on pense tout de suite au massacre de musulmans à Srebrenica et à la politique de purification ethnique qui avait été mise en place par les forces serbes.

La Yougoslavie était alors en processus douloureux de démantèlement en plusieurs républiques et la Bosnie cherchait à obtenir son indépendance, à la suite de la Croatie et de la Slovénie en 1991. Les autorités serbes de Yougoslavie, le président Slobodan Milosevic en tête, n'hésitèrent pas à venir en aide - à n'importe quel prix - aux Serbes de Bosnie afin d'empêcher la partition de ce qu'elles considéraient être leur territoire.

Une mission de paix de l'ONU fut alors déployée dans la région, les Casques bleus ayant comme mandat de "protéger les populations" qui se trouvaient enfermées dans des petites enclaves, c'est-à-dire des villes et villages assiégés par les forces serbes.

Ce que l'on se rappelle peut-être moins, ce sont les dérapages de plusieurs officiers de l'ONU au cours de cette intervention.

Le film "The Whistleblower"

Ce fut le pari de la réalisatrice canadienne Larysa Kondracki de faire un film racontant l'histoire vraie de Kathryn Bolkovac, une détective américaine embauchée par l'ONU afin de travailler en Bosnie d'après-guerre (elle se termine en 1995, avec les accords de Dayton), au sein d'une section de la force de Police internationale. Le film était d'ailleurs en nomination dans plusieurs catégories au gala des Génies, qui se tenait à Toronto la semaine dernière, mais il s'est fait voler la vedette par le superbe Monsieur Lazhar, de Philippe Falardeau. Le film a aussi reçu des nominations aux Oscars.

À travers ses enquêtes sur le terrain, Bolkovac apprend que des officiers de la firme américaine DynCorp, sous contrat par l'ONU, sont mêlés à des réseaux de prostitution et au trafic d'êtres humains. En raison de ses découvertes, son histoire est étouffée à l'interne et elle est congédiée injustement. Elle intente par la suite un procès - qu'elle gagne - à la firme DynCorp pour rétablir la vérité et sa réputation. Elle révélera aussi son histoire sur les ondes du réseau BBC en Angleterre. D'où le titre du film: celle qui attire l'attention et lance l'alerte sur un scandale difficile à croire.


La force du film tient certainement à la performance de l'actrice Rachel Weisz, qui incarne Bolkovac avec une intensité convaincante. L'intérêt du film tient aussi au sérieux du propos. Bien que l'ONU soit une organisation indispensable (n'avez-vous jamais entendu l'expression "si l'ONU n'existait pas, il faudrait l'inventer"?) et que ses interventions aient souvent été efficaces, elle a aussi connu aussi des ratés et il important de se les rappeler. Dernièrement, des Casques bleus ont même été accusés d'agressions sexuelles, notamment en Haïti et en Côte d'Ivoire.

Le film attire enfin l'attention sur un problème international méconnu, le trafic d'êtres humains. Selon un rapport présenté par l'ONU en 2009, il s'agirait là de l'activité criminelle la plus lucrative sur la planète, 2,5 millions de personnes seraient affectées par ce commerce annuellement. Ce sont surtout les enfants et les femmes qui sont les victimes de ce trafic qui est effectué généralement à des fins sexuelles, mais aussi pour la vente d'organes ou le travail forçé.

Un film à voir absolument.



jeudi 15 mars 2012

À propos de Ducharme

Nicolas Bourdon

C’est bien connu, un des thèmes de prédilection des romantiques est celui de l’individu d’exception, incompris et révolté contre sa société. Réjean Ducharme exploite-t-il ce thème?

À cette question, plusieurs critiques répondront par l’affirmative et ils argueront par exemple sa prédilection pour l’enfance. En effet, y a-t-il un thème plus romantique que celui de la pureté de l’enfant et de sa révolte contre une société qui l’écrase ? Ducharme écrit d’ailleurs pour se présenter dans les notes liminaires au roman L’avalée des avalés : « S’il n’y avait pas d’enfants sur la terre, il n’y aurait rien de beau. » Je n’apprécie guère cette affirmation de l’écrivain. Les enfants peuvent être en effet mignons; ils peuvent être aussi des monstres de violence et d’égoïsme. Est-ce que quelqu’un peut me dire où se cache la beauté dans cette scène que tous ont pu observer au moins une fois dans leur vie : un enfant rejeté et subissant la violence et les moqueries de ses persécuteurs. Je n’apprécie guère les écrivains romantiques et, pourtant, j’aime Ducharme. Y a-t-il quelque chose qui cloche ?

Dans le dernier numéro de L’Inconvénient, David Dorais identifie Ducharme comme l’un de nos écrivains les plus surestimés : « Le cas le plus fragrant, écrit-il, est Réjean Ducharme : adolescent comme ça se peut pas, voire infantile, et pourtant c’est le demi-dieu des lettres québécoises. » Est-il dans le vrai ?

En décembre 2011, le TNM jouait Ha ! ha ! de Ducharme. L’intérêt de la pièce tient au drame que vit Mimi, une femme naïve et bonne dont les amis se plaisent à exploiter la candeur. Cette femme, on pourrait sans doute dire qu’elle est infantile : elle a si férocement besoin d’amour qu’elle peut faire penser à un enfant en manque d’affection. Mais Mimi est-elle une héroïne que le spectateur voit d’un œil positif, une héroïne qui commande le respect ? Parfois, on loue sa candeur qui tient de l’enfance, à d’autres moments, on la trouve tout simplement idiote. Dans L’Hiver de force, André et Nicole Ferron, les deux protagonistes du roman, vouent un amour inconditionnel à Catherine, une actrice de grande renommée, alors qu’elle, elle ne leur donne que les miettes de son amitié. Leur amour idolâtre est à la fois touchant et stupide. Le monde de l’enfance est à la fois valorisé et dévalorisé chez Ducharme; j’oserais même dire que comme nombre de grands écrivains, il a une vision éminemment dialogique de la réalité. Dire qu’il est un écrivain infantile est réducteur.

La langue de Ducharme

Je disais donc qu’on a joué Ducharme au TNM en décembre 2011 et, au Théâtre d’Aujourd’hui, les représentations d’Ines Pérée et Inat Tendu viennent tout juste de s’achever. Je n’ai guère envie de vous dire que la mise en scène du TNM était plus flamboyante et plus inventive que celle du Théâtre d’Aujourd’hui et que les comédiens du TNM étaient sans doute plus convaincants. Ce sont des détails importants, mais somme toute secondaires à mes yeux. J’ai plutôt envie de vous parler de points beaucoup plus essentiels à mes yeux…

On peut penser que l’univers de l’écrivain est déprimant. Et effectivement, les héros de Ducharme sont souvent nihilistes et cyniques et, pourtant, je ne me sens jamais désespéré après la lecture d’un roman ou d’une pièce de Ducharme. Cela tient sûrement à l’atmosphère ludique et festive qui émane de chaque œuvre de l’écrivain. Ses héros sont des perdants qui célèbrent leur désastre, des atrabilaires qui font exploser le monde dans des éclats de joie. Dans ce processus de destruction enthousiaste, la langue tient une large part.

Mon admiration devant les prouesses verbales de Ducharme doit tenir à mon goût de la fantaisie et des paradoxes. Adolescent, j’avais enregistré sur une cassette plusieurs extraits sonores provenant de la radio. Je faisais côtoyer Céline Dion avec Mozart, une entrevue de Bernard Pivot avec celle d’une actrice hystérique, une publicité de détergent et le radio-journal de Radio-Canada; cela avait l’heur de provoquer chez moi un immense fou rire. Le paradoxe dont j’étais le plus fier était le suivant : « L’été, hmmmm yeah, c’est solide comme le rock ! / La dépouille funèbre sera exposée au salon funéraire Magnus Poirier, 7388, boul. Viau. » Une annonce de Budweiser et une chronique nécrologique; on ne pouvait trouver contraste plus frappant ! La succession disparate d’extraits que j’avais enregistrés transformait le bruit banal de la radio en un humoristique kaléidoscope. Aujourd’hui, je m’aperçois que la langue de Ducharme participe de ce même processus de transformation qui m’animait lorsque j’étais jeune.

Tout l’art de Ducharme consiste à nous faire voir les choses comme si c’était pour la première fois. La langue du quotidien est banale, elle est simplement utilitaire, elle transmet des informations de la manière la plus efficace possible; elle ne saurait être ambigüe. La langue peut devenir ennuyante et paresseuse si elle n’est pas malmenée; le brio de Ducharme consiste précisément à bousculer la langue afin qu’elle se renouvelle sans cesse.

Dans Ha ! ha !, Sophie reçoit la visite de son vieil ami Bernard qui est passablement éméché et qui lui quémande un baiser :

SOPHIE, avec la bouche de Bernard sur la sienne : O.K.... mais tu vas me promettre que…

BERNARD, l’interrompant : T’as encore la bouche pleine de mots ! Ravale-moi ça tout de suite que j’aie de la place pour t’aimer comme du monde.

L’expression banale, l’expression plusieurs fois entendue est plutôt celle qu’une mère dit à son enfant pour le gronder : « Ne parle pas la bouche pleine. » On peut ici distinguer deux pôles : l’un est d’ordre matériel, les morceaux de nourriture, l’autre est d’ordre spirituel, il s’agit des paroles de l’enfant. Ici, la nourriture empêche les mots d’être prononcés : le pôle matériel empêche l’expression du pôle spirituel. L’image originale de Bernard renouvelle cette expression figée : cette fois, ce sont les mots de Sophie qui empêchent le baiser, le contact charnel; le pôle spirituel empêche l’expression du pôle matériel.

Dans une autre scène de Ha ! ha !, on se moque de la candeur de Mimi; elle se fâche et insulte ses amis :

MIMI : Vous pouvez pas dire un mot sans mettre l’infection dans les sentiments que j’ai, dans les idées que j’aime ! Vous êtes une bande de… (Elle prend un coup de vodka)… un gang de bouette, de de de sloche… de bécosse.

ROGER hiératique : Agnus Dei qui tollis peccata mundi[1]

BERNARD et SOPHIE, tombant à genoux : Oremus… riez pour nous !

La coexistence d’un vocabulaire élevé, le latin, et d’un vocabulaire populaire confère un caractère burlesque à cette scène. Les paroles hiératiques de Bernard sont habituellement prononcées à la messe, juste avant la communion, mais, ici, elles sont totalement dépourvues de leur caractère grave et sacré; elles sont éminemment satiriques. Il en est de même pour « l’oremus » de Bernard et Sophie : l’oremus désigne habituellement une oraison ou une prière alors qu’ici il désigne plutôt un personnage bouffon dont le rire est la principale caractéristique: le « riez pour nous » remplaçant le « priez pour nous ».

Pour conclure, je vous offre une de mes répliques préférées de Ha ! ha ! :

MIMI : C’est ça !... Tout le monde qui parle chinois dans sa propre langue pour être sûr que je comprenne rien.

Ce puissant paradoxe a un sens hyperbolique : il souligne la détresse de Mimi qui est incapable de comprendre et de contrer les blagues méchantes de ses compagnons. L’expression « Je ne comprends pas, c’est du chinois ! » s’en trouve rajeunie et renforcée; elle suscite un sentiment complexe chez le spectateur qui a envie de rire de l’incohérence des propos de Mimi et qui la plaint en même temps d’être la proie fragile de ses caustiques compagnons.

Le style inimitable de Ducharme possède une singulière force créatrice; il sait renouveler la langue comme les averses savent rafraîchir les plantes et les arbres. S’il est vrai que la destruction est au cœur de ses œuvres, il est aussi vrai qu’il sait bâtir des formes littéraires nouvelles. Un écrivain a déjà beaucoup accompli s’il est capable de cela.



[1] Agneau de Dieu, qui enlèves les péchés du monde, aie pitié de nous.

Du nouveau sur Blogocité

À partir d'aujourd'hui, mon ami et collègue Nicolas Bourdon se joint à l'espace de discussion virtuelle qu'est Blogocité. Il enseigne la littérature au Collège de Bois-de-Boulogne et ses contributions porteront parfois sur ce thème, parfois sur la politique. Il est aussi un collaborateur occasionnel à la revue L'Inconvénient.

Voici d'ailleurs son premier billet, qui porte sur Réjean Ducharme et qui fait un lien avec ma précédente chronique sur la pièce de théâtre Ha! Ha!

lundi 12 mars 2012

Refaire son cours d'économie 101

Je n'ai jamais été parfaitement à l'aise avec l'actualité économique et les nouvelles portant sur les variations des indices boursiers, sur l'évolution du taux de chômage ou encore sur les variations du prix du pétrole. Les explications des commentateurs et autres experts économiques me paraissent souvent alambiquées, abstraites et déconnectées de la réalité. Elles n'en demeurent pas moins fondamentales à comprendre, puisque les politiciens s'y appuient pour prendre l'essentiel de leurs décisions. Comment saisir l'ampleur de l'actuelle crise économique (qui a débutée en 2008, avec la crise des "subprimes"), sans une habileté à discuter des notions qui s'y rattachent?

Si vous partagez ce sentiment, alors la lecture de Petit cours d'autodéfense en économie (Lux: 2011) est pour vous. Cet ouvrage de vulgarisation rédigé par Jim Stanford, chroniqueur au Globe and Mail et économiste au sein du syndicat des Travailleurs canadiens de l'automobile, a deux grands mérites.

Le premier est qu'il explique les principales notions économiques (l'inflation, la politique fiscale, le rôle des banques centrales, la politique monétaire, la pauvreté, etc.) dans un langage clair et accessible. Le second est que Stanford a le souci constant de lier ses explications à des rapports sociaux précis et concrets. Trop souvent, les économistes appuient leurs discours sur des prémisses qui ne vont pas de soi. On suppose par exemple que l'être humain a une nature égoïste et individualiste, alors que Stanford rappelle avec justesse que le capitalisme a plutôt une nature sociale et coopérative. Même le plus riche milliardaire n'aurait pu, prétend Stanford, accumuler toute cette fortune sans le soutien de ses travailleurs, fournisseurs et clients.

La déconstruction d'un mythe tenace

L'ouvrage de Stanford est touffu (491 pages) et aborde des notions aussi diverses que l'histoire de la science économique, la mondialisation, le fonctionnement des caisses de retraite, le lien entre capitalisme et environnement, le rapport entre travailleurs et patrons, etc.

J'ai particulièrement apprécié le chapitre 19 de l'ouvrage, dans lequel Stanford s'efforce de déconstruire un mythe tenace chez beaucoup d'économistes et de commentateurs de droite: celui qu'une intervention trop importante de l'État, à travers les impôts et\ou les règlementations, nuit à l'efficacité des marchés et à la bonne performance de l'économie. Au Québec, de multiples commentateurs de droite se plaisent ainsi à condamner le "modèle québécois" (cet État interventionniste hérité de la Révolution tranquille) au prétexte que les programmes sociaux qui lui sont associés (garderies, congés parentaux, assurance-maladie, pensions, etc.) coûtent trop cher au trésor public. On laisse aussi entendre que trop d'individus vivraient au crochet de l'État, de manière paresseuse. Un État minimal inciterait ces individus à se responsabiliser et à être plus productif pour l'économie.

Stanford rappelle combien ce discours néglige le fait que la naissance même de l'économie capitaliste s'explique par les actions d'un État fort et centralisé. Au 18e siècle, en Angleterre, le gouvernement britannique a donc mis en place un marché intérieur dynamique:

"en éliminant les barrières qui séparaient les enclaves féodales, en standardisant les poids et mesures et en rendant les routes praticables et sûres. Il a fait de même à l'échelle mondiale en recourant à la force pour garantir l'accès aux matières premières et aux marchés d'exportation. Il a protégé les premiers capitalistes en leur octroyant des brevets et en appliquant des tarifs douaniers. Enfin, par le mouvement des enclosures, il a contribué à instaurer la primauté de la propriété privée des terres sur les droits d'usage, suscitant l'émergence de la nouvelle classe de travailleurs sans terre et prêts à tout dont les industriels avaient grand besoin." (p.317)

Encore aujourd'hui, l'État intervient fortement pour venir en aide aux entreprises privées. En fait, ces mêmes commentateurs de droite qui condamnent les programmes sociaux fournis par l'État exigent paradoxalement que celui-ci intervienne pour protéger et\ou stimuler leurs investissements. Stanford dresse donc une liste exhaustive des "services" rendus par l'État à l'entreprise privée, qu'il s'agisse de la protection de la propriété privée (forces de l'ordre, brevets), du financement des infrastructures (routes, ponts, aqueducs, communications...), des sauvetages d'entreprises (GM par exemple), des encouragements fiscaux et subventions, du financement de la formation de base des travailleurs, de l'ouverture à de nouveaux marchés à travers des accords de libre-échange, etc.

Jim Stanford est un économiste de gauche et cela transparaît tout au long de son ouvrage. Cela ne pose pas de problème, même si certains passages peuvent être moralisants et simplistes, par exemple cette boutade à l'endroit du plaisir de faire du lèche-vitrine (p.429), que l'auteur associe à l'endoctrinement et à l'aliénation.

Sur le fond, Stanford est toutefois un réaliste et ne va heureusement pas jusqu'à proposer une révolution socialiste. Il reconnaît entre autres que les gouvernements doivent continuer de proposer des mesures favorables à l'investissement privée ou encore à l'innovation et au développement technologique.

En somme, un ouvrage instructif et nuancé, offrant une perspective critique intéressante et stimulante. À lire.





jeudi 1 mars 2012

Bock-Côté et l'échec du souverainisme

Le sociologue et chargé de cours à l'UQAM Mathieu Bock-Côté a beaucoup occupé l'espace médiatique dans la dernière semaine, afin de faire la promotion de son livre intitulé "Fin de cycle". Son plus gros coup de publicité a certainement été son passage à l'émission "Tout le monde en parle", dimanche dernier. J'ai inséré l'entrevue à la fin de ce billet.

Dans son essai, il dresse le constat de l'échec du souverainisme et l'impute pour l'essentiel à la gauche progressiste. Depuis la Révolution tranquille, le projet de souveraineté aurait été accaparé par des mouvements et partis de gauche et ceux-ci ont créé une association indésirable entre deux idéaux: la libération nationale d'un côté; une idéologie progressiste et social-démocrate de l'autre. Conséquemment, les groupes souverainistes - le PQ au premier rang - se seraient aliénés des partisans provenant d'autres horizons idéologiques, notamment du côté des conservateurs (au sens large du terme) plus à droite.

Bock-Côté va plus loin et prétend que le discours souverainiste se confond malencontreusement avec le multiculturalisme et évacue tous les "fondamentaux" identitaires (langue, traditions, mémoire, désir de durer) indispensables à la pérennité du projet d'indépendance du Québec. Bock-Côté avait déjà exploré cette thèse dans son ouvrage précédent "La dénationalisation tranquille". Il y rappelle entre autres comment la fameuse déclaration de Jacques Parizeau, le soir de la défaite référendaire de 1995 ("l'argent et le vote ethnique"), a eu un effet paralysant pour les chefs souverainistes qui vont lui succéder. Toutes références trop directes à la mémoire canadienne-française devenaient suspectes et risquaient d'être associées au refus du pluralisme, voire à la xénophobie.

Quelques réserves

Les questions soulevées par Bock-Côté sont intéressantes, mais les constats qu'il pose sur le souverainisme m'incitent à apporter certaines réserves que je partage ici avec vous.

1. Le souverainisme n'est pas mort: Tous s'entendent pour dire que la question de l'indépendance du Québec n'est plus un débat au centre des préoccupations. Il y a même un écoeurement par rapport à elle, ce qui explique en partie la popularité de la CAQ, qui agit comme si elle n'existait tout simplement pas. La plupart des sondages montrent toutefois que l'appui à la souveraineté frôle les 40%, peu importe le moment où il est mené. Même au lendemain de la cuisante défaite du Bloc québécois aux élections du 2 mai 2011, l'appui à la souveraineté atteignait 41%.

En Écosse, le premier ministre indépendantiste Alex Salmond n'hésitera pas à tenir un référendum sur la souveraineté en 2014, malgré le fait que pas plus de 35% des Écossais semblent favorables à cette option. Qu'à cela ne tienne, M. Salmond est loin de croire que son projet est mort et il cherche plutôt à se servir de cet appui pour établir un rapport de force avec le premier ministre britannique David Cameron.

2. La question identitaire préoccupe toujours le PQ: Il est vrai que le PQ a dilué son message sur l'identité depuis 1995, à la suite de la maladresse de Jacques Parizeau. Mais prétendre qu'il l'a évacué me semble exagéré. Qu'il s'agisse du renforcement de la loi 101 (en l'appliquant notamment aux écoles non-subventionnées), de la francisation des immigrants, d'une charte de la laïcité (dans le contexte du débat sur les accommodements raisonnables) ou de sa promesse d'abroger la loi 115 (sur les écoles passerelles), le PQ a abordé la question de l'identité de manière récurrente dans les dernières années. Le PQ a même manifesté (et inséré dans son programme, si ma mémoire est bonne) la volonté d'étendre les dispositions de la Charte de la langue française aux cégeps.

3. Le souverainisme ne s'est pas dilué dans le multiculturalisme: Le PQ a au contraire fait des efforts pour se distancer de l'héritage trudeauiste en forgeant le concept d'interculturalisme. Une coquille vide pour certains, mais un effort louable pour intégrer les minorités culturelles au projet souverainiste sans diluer les "fondamentaux" d'une identité commune forte.

Que cela plaise ou non, Jacques Parizeau avait raison de dire en 1995 que le vote des communautés culturelles avait fortement contribué à la victoire du NON. Même si une partie de ces communautés a bel et bien voté pour le OUI, c'est un fait sociologiquement indéniable qu'elle penche davantage du côté du NON.

Le succès du souverainisme passe donc nécessairement par une approche d'ouverture à leur égard. En bref, il y a plus d'appuis à gagner du côté des communautés culturelles que du côté des conservateurs de droite.

4. Les valeurs sociales-démocrates et progressistes ne nuisent pas à l'option souverainiste:

Il est fondamental de rappeler qu'au début des années 2000, le PQ a opéré un virage vers la droite, la recherche de "déficit zéro" par Lucien Bouchard ayant incarné cette transition. Le passage d'André Boisclair à la chefferie du PQ a aussi laissé un goût amer, lui qui prétendait qu'il était nécessaire de soulager le capital ou encore de mettre fin au copinage entre le PQ et les groupes syndicaux. En 2010, Mme. Marois avait aussi prononcé un discours dans lequel elle affirmait qu'il était nécessaire de prendre ses distances avec l'État providence et qu'il fallait plutôt favoriser l'enrichissement des individus. Le groupe le plus à gauche du parti, le SPQ-Libre, a par ailleurs été expulsé par le parti dernièrement. Pour aller plus loin, lisez cet article qui développe l'idée d'un virage à droite du PQ.

Les exemples où le PQ a adopté un discours de droite sont donc légions. Affirmer que c'est son projet social-démocrate qui nuit au projet de souveraineté tient difficilement la route.

Enfin, la question que j'ai envie de poser à Bock-Côté et à vous tous est celle-ci.

Si les conservateurs de droite se sentent mal et délaissés par l'approche progressiste proposée par plusieurs groupes et partis souverainistes, pourquoi ne forment-ils pas leur propre parti souverainiste?

L'ADQ aurait pu avoir cette fonction, mais le parti a troqué l'idée d'indépendance pour le vague concept d'autonomisme et a été un mouvement éphémère dans le paysage politique québécois.

La droite conservatrice ne serait-elle tout simplement pas davantage fédéraliste? N'est-ce pas tout simplement elle, sans égard à ce que la gauche progressiste a pu faire du discours souverainiste, qui ne croit tout simplement pas assez sérieusement à la nécessité de faire l'indépendance du Québec?